Hélas! qu'êtes-vous devenues, une fois écrites et peintes,
ô mes pensées? Il n'y
a pas longtemps encore, vous étiez si diaprées, si
jeunes, si malicieuses, si pleines de piquants et de secrets aromes; vous me
faisiez éternuer, vous me faisiez rire. Et maintenant?
Déjà vous avez dépouillé votre nouveauté, et
quelques-unes d'entre vous sont
prêtes, je le crains, à se changer en vérités. Voici
qu'elles ont déjà revêtu cette apparence
d'immortalité, si décourageante, si
correcte, si ennuyeuse. Et en fut-il jamais autrement? Que
sont-elles, ces choses que fixent nos plumes ou nos pinceaux de mandarins
chinois, qui éternisons tout ce qui peut s'écrire? Quelles
sont les seules choses que nous puissions fixer? Hélas! Celles seulement
qui
sont sur le point de se flétrir et d'exhaler leurs derniers
parfums. Hélas! rien que des orages qui s'éloignent et
s'épuisent, des
sentiments déjà jaunis par l'automne. Hélas! rien que des
oiseaux las de voler, égarés, qui se laissent prendre à la
main, par notre
main. Nous donnons l'éternité à ce qui n'a plus longtemps
à
vivre et à voler, aux choses lasses et trop mûres. Et c'est pour
peindre votre
vesprée seulement, ô mes pensées écrites et peintes,
que j'ai encore des couleurs, beaucoup de couleurs peut-être, beaucoup de
tendresses irisées, des bruns, des verts, des rouges, par centaines -
mais nul
ne devinera d'après ma peinture la splendeur de votre aurore,
étincelles
soudaines, merveilles de
ma solitude,
ô mes vieilles, mes chères_ mes mauvaises
pensées!